49.
— Oh merde. Regardez-moi ce bordel ! s’exclama Patrick Frazier.
Des trombes d’eau martelaient la carrosserie de la Bentley à bord de laquelle Carroll et l’inspecteur britannique se trouvaient. La pluie cinglait le pare-brise embué, s’abattant avec la puissance de jet d’un tuyau d’incendie.
Quelques gouttes s’étaient mises à tomber, à six heures moins cinq. Puis l’averse avait subitement redoublé, transperçant violemment la brume et rendant la conduite extrêmement pénible.
— Ils sont sur Falls Road, à présent. C’est dans le quartier chaud de Belfast, expliqua Frazier. Le fief de l’Armée républicaine irlandaise provisoire… C’est un ghetto typique, où des embuscades sont régulièrement tendues à nos soldats. Il s’agit surtout d’actions de tireurs isolés. Le summum de la lutte armée en milieu urbain, en quelque sorte !
Carroll et Frazier se tenaient tous deux voûtés à l’avant de la Bentley. Le dispositif de pistage de Caitlin émettait des signaux sonores distincts, qui ressemblaient un peu à une succession de bips de radar, émanant du fin fond de l’estomac de la jeune femme.
Cela rappelait également à Carroll le son d’un moniteur cardiaque dans une unité de soins intensifs, un appareil permettant de surveiller le fil retenant un être à la vie. Il plaignait Caitlin, mais il n’aurait rien pu faire pour l’empêcher de se soumettre à la volonté des membres de l’IRA ; leurs instructions étant spécifiques et sans appel, il n’aurait pas pu se proposer pour la remplacer.
Les bips se firent plus retentissants et plus persistants.
De toute évidence, la voiture qui transportait Caitlin ralentissait. Peut-être s’était-elle temporairement arrêtée à un feu rouge ? À moins qu’elle ne fut immobilisée dans un embouteillage ? Et maintenant ?
— Nous comblons rapidement l’écart, inspecteur, annonça le chauffeur.
— Ça peut vouloir dire qu’ils sont arrivés, lâcha Frazier d’un ton brusque.
Son chauffeur appuya immédiatement sur l’accélérateur. La Bentley s’élança puissamment vers l’avant.
— Soit ça, soit ils changent de véhicule, suggéra Carroll. (L’idée que Caitlin courait un grave danger ne le lâchait pas. Il éprouvait à la fois de la colère et de la peur.) Rapprochons-nous d’elle. Allez ! Allez, dépêchez-vous ! ordonna-t-il sèchement au chauffeur des services secrets anglais.
À moins de trois kilomètres de là, quelqu’un ôta la cagoule de Caitlin ; puis on lui passa sous le nez des sels à l’odeur âcre, qui lui firent tourner la tête. Ses yeux larmoyants roulèrent dans leurs orbites.
— Hein ?
Fais la mise au point. Plus que des visages, elle discernait des formes aux contours indistincts penchées sur elle. Il y en avait trois.
Ces silhouettes se dressaient devant des lampes éblouissantes, derrière lesquelles elle devinait d’autres figures floues et non identifiables. Green Band ?
Elle ne voyait pas qui étaient les autres… En tout cas, pas encore.
— Content de vous revoir parmi les vivants. Vous êtes courageuse d’avoir accepté notre invitation. Vous avez sûrement un peu peur, dans l’immédiat. C’est bien naturel.
Caitlin ne distinguait toujours pas bien les hommes présents dans la pièce, même ceux qui se tenaient à côté d’elle.
— Vous avez bien le pouvoir de procéder au transfert de la somme convenue ? Vous disposez des codes bancaires nécessaires, n’est-ce pas, mademoiselle Dillon ?
Caitlin acquiesça d’un signe de tête. Elle avait la nuque raide, sa gorge était sèche et la piquait.
Lorsqu’elle prit la parole, sa voix lui sembla caverneuse et éteinte et son élocution pâteuse, comme si elle s’exprimait par l’intermédiaire d’un ventriloque.
— Cela vous ennuierait-il de me montrer… quelques titres volés ? Moi aussi, j’ai besoin de garanties. Il me faut voir ce que vous nous donnez en échange.
— Vous êtes à même d’en estimer la vraie valeur, hein ? Et vous savez reconnaître les contrefaçons des originaux ? Vous avez l’œil si exercé que ça ?
— Le toucher est plus parlant que la vue, rétorqua Caitlin. Je peux en savoir beaucoup rien qu’en palpant les titres. Suffisamment pour pouvoir débloquer l’argent à Genève. Puis-je examiner la marchandise ? S’il vous plaît ?
On lui apporta alors les « échantillons » de titres et d’obligations volés. Elle fit appel à toute sa volonté pour réprimer un petit cri de stupeur.
L’authenticité des valeurs se voyait à l’œil nu. Elle releva des noms : IBM, General Motors, AT&T, Digital, Monsanto…
Elle se prêta à un petit calcul mental. Cela équivalait à plusieurs milliers de fois le montant de la grande attaque du train d’or.
— Vous pouvez toucher les documents tant qu’il vous plaira, chérie. Ils sont d’origine. On ne vous aurait pas fait faire toute cette route pour rien. Juste pour bavarder et admirer vos jolis petits nichons américains.